On était mercredi et ça ne se bousculait pas au portillon dans le bistrot
Le Chat Noir. Les rares habitués lisaient le journal, une cigarette dans le bec, et quelques voyageurs se dépêchaient de s'enfiler un café serré sur la terrasse, avant de prendre leur train. Le bistrot parisien se trouvait en effet dans un carrefour qui voyait du monde puisque la gare d'Austerlitz était à deux pas de là. A cette période de l'année on ne voyageait pas beaucoup, les prochaines vacances scolaires étant dans plusieurs semaines. C'était donc un jour comme les autres au
Chat Noir: la radio au maximum déblatérait les nouvelles, ne laissant pas le loisir aux clients de trop parler. Seule une table au fond du café illuminait la pièce car deux jolies blondes papotaient comme si elles se croyaient seules au monde. Elles riaient souvent et cela donnait du baume au coeur à la patronne. C'était sa petite "pause du mercredi" comme elle l'appelait, les deux danseuses du moulin rouge ayant pris l'habitude depuis un mois de se rendre ici après leur travail. Le café était bon et on ne risquait pas d'être embêtée par un client des cabarets.
Derrière son comptoir, la patronne demanda de sa voix rauque aux demoiselles:
" Vous voulez autre chose les filles?Johanna se leva doucement en secouant la tête négativement:
_ Je dois y aller...
_ Déjà?? Mais on a notre après midi devant nous!" S'écria son amie.
Jo esquissa un pâle sourire, prenant son manteau de fourrure en renard sur le bras, signe qu'elle n'allait pas très loin. Elle sortir en lançant un
"A demain Eleonore. Mets les consommations sur ma note, je viendrais tout régler plus tard." et traversa la rue sans vraiment regarder. Elle entrait encore dans ce grand hôtel de luxe d'en face.
"Fais pas cette tête, elle doit avoir un homme qui l'attend, mignonne comme elle est. Ou plusieurs." La patronne pouffa de rire grossièrement, cela faisait bien longtemps qu'elle avait elle même eu des amourettes et à présent elle se contentait de spéculer sur la vie de ses clients, ça lui suffisait. Son mari était si gras qu'il ne sortait quasiment jamais de leur appartement, c'était connu de tous. Ils ne se voyaient jamais, la patronne passant son temps dans son cher bistrot depuis 30 ans.
Elle posa une tasse bien chaude devant le nez d'Eleonore, cadeau de la maison. Elle lui état sympathique avec son franc parler.
Une ombre se dessina sur le sol, dehors. Plus le temps passait et plus elle rapetissait quand soudain l'on vit une maquette d'avion se poser dans un grand fracas sur le pas de la porte. Cela fit sursauter une personne ou deux tandis que la patronne leva les yeux au ciel en constatant les débris de bois sur son plancher.
"Comme si j'avais que ça à faire! Nettoyer ses avions miniatures!" Elle leva les mains en l'air en grande tragédienne et alla chercher son balais. Devant la curiosité d'Eleonore sur le petit appareil, elle répondit d'un ton las
" ça? c'est notre original du 5eme. Toujours fourré sur le toit à construire des jouets. Il nous loue deux chambres de bonne et vient souvent prendre un café ici.[...] Oui c'est normal que tu ne l'ais jamais vu, il ne descend que le jeudi. Tiens d'ailleurs, si tu voulais bien m'aider et lui porter son avion en haut tu serais un amour. Il continuera à nous balancer des trucs jusqu'à ce qu'on le lui rapporte." L'index de la patronne indiqua à Eleonore un petit escalier à côté du bar.
***
Le vent était vraiment nul aujourd'hui. Henri se frotta la tête dans un accès d'agacement en se demandant où avait bien pu atterrir sa maquette. Elle n'avait même pas fait un mètre avant de s'écraser en ligne droite sur le trottoir. Henri se pencha dangereusement pour distinguer le rez de chaussée, sur le toit de son immeuble il n'y avait aucune rambarde de sécurité. En même temps qui aurait pu venir à part lui? Des mégots de cigarette entamés jonchaient par ci par là le sol de béton et des feuilles noircies de plan d'avion avaient été posées sur une petite table de jardin, bien calées sous une pierre pour éviter qu'elles ne s'envolent. Une bouteille de champagne à moitié vide se tenait aux pieds de l'aviateur, il avait pu la récupérer dans une chambre vide ce matin. Ces hommes d'affaire qui gâchaient la nourriture et la boisson de façon aussi désinvolte ça le tuait.
Les yeux toujours rivés en bas, Henri lança derrière lui sa cigarette et entendit un
"Aïe!". Il fit volte face et se rendit compte que son mégot fumant avait troué le bas d'une joie demoiselle et l'avait brûlé au passage. Qu'est ce qu'elle faisait avec sa maquette? Un peu gêné de constater que ce n'était pas la tenancière du bar qui s'était donné la peine de monter, Henri s'excusa platement et humidifia son mouchoir avant de le tendre vers Eleonore.
"Pour votre brûlure. Je suis désolé, j'étais dans mes pensées... Et puis on ne peut pas dire que je reçois beaucoup de visite ici à part les chats errants." code by Ségo Soyana